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Brasier Lunaire


Arnold ajustait sa lunette, sa vue de 76 ans ne lui permettait pas de bien juger sa mise au point.
— De toute façon, je verrai ce qu’il y a à  voir, grommelait-il.
Dans le pire des cas, il n’aurait qu’à regarder la télévision. Ce soir il fallait chercher avec ferveur pour trouver un canal audiovisuel qui ne couvrait pas l’événement. S’appuyant à  son balcon, Arnold observait sa rue. Elle grouillait, il jugea qu’il n’avait jamais vu autant de monde au mètre carré, tous agglutinés devant cet écran a LED géant. Il n’en voyait que la moitié, mais croyait bien que c’était la bonne. En face de chez lui, toutes les fenêtres laissaient apparaître un cylindre de plastique ou de métal, provoquant un léger scintillement assez inhabituel.
La plupart des habitudes avaient été bouleversées aujourd’hui, personne n’alla travailler. La journée était entièrement consacrée à la préparation, cela n’arriverait probablement plus jamais donc il fallait être prêt, enfin c’est ce qu’ils disaient à  la radio. Toute cette agitation lui donna un début de nausée, il ferma la fenêtre. Il restait encore une heure et demie à  attendre, et franchement, vu d’ici tout avait l’air normal. Arnold se demanda si cela pouvait être la plus grande farce de l’histoire, si c’était vrai il y aurait vraiment de quoi rire ! Depuis des semaines, toute sa famille s’était métamorphosée en un mélange d’experts balistiques et d’astronomes déblatérant des prédictions de mécanique céleste comme on juge de la météo le dimanche. Arnold était intrigué, mais sans plus, ce n’était qu’un gros cailloux après tout.


22 heures, 42 minutes et 12 secondes, c’était l’heure d’impact estimée. Depuis midi, la sirène d’alerte incendie de la ville retentissait toutes les 10 minutes, comme si tous les compte à  rebours installés pour l’occasion ne suffisaient pas.
— Et si il y a vraiment une alerte, il auront l’air cons avec leur alarme incendie, hein ? répétait-il tout seul en marchant vers le couloir.
Le pire dans cette histoire était l’éclairage, il ne savait pas quel abruti avait réussi à convaincre les municipalités qu’allumer ses lampes en cette soirée était interdit. Bon, dans les toilettes c’était autorisé, mais sitôt qu’une lumière était perceptible à une fenêtre lambda, la foule d’en bas oustait le propriétaire de la fermer. Il avait essayé, juste pour rire. C’est quand même un comble, la lune était pleine et constituait à elle même la plus grosse pollution lumineuse.
— Ils veulent rendre ça sacré, mais ça va un peu loin.


Soudain tout s’assombrit, Arnold prit peur.
— Déjà ?
Il jeta vite un oeil à sa lunette.
— Hmm… je vois rien.
Il baissa les yeux, depuis le 3ème étage il vit sa rue et celles au loin dans le noir. Tous les lampadaires, commerces, enseignes et même pharmacies étaient éteintes. Seules les comptes à  rebours et écrans LED à  lumière rouge étaient encore allumés.
— Ah ! C’est donc ça la surprise dont ils parlaient! Tu parles d’une ambiance, on dirait qu’on va tous mourir.
Le ciel était dégagé, en plein mois de mars c’était un coup de chance ! Puis Arnold se rappela que la plupart des gouvernement des pays témoins pulvérisait depuis des mois leurs ciels d’un procédé chimique anti-nuage. Concrètement il n’avait pas plu ici depuis le nouvel an, mais tout le monde trouvait cela normal. Moins d’une heure, on commençait à  s’agiter en bas. Il alla à  sa lunette, tira sa chaise pour s’y asseoir tranquillement. Il enleva ses lunettes et posa l’oeil droit sur le porte oculaire. La lune apparaissait, brillante, nette et paisible. Il tentait de reconnaitre les vallées et cratères qui avaient connu un gain d’intérêt incroyable ces derniers mois.
— Avant, ça n’intéressait personne, et dans une heure ce sera de l’histoire ancienne, les gens sont étranges.


Il regarda intensément la zone d’intérêt pour une nième fois. La TV répétait que quelqu’un à  l’oeil nu ne pourrait pas le louper, mais il préférait compter sur lui même. L’astéroïde Ca1808 ferait une trace, une grosse trace, disaient-ils. La plupart des vieillards à  barbe blanche qu’il avait vu défiler sur les plateaux insistaient sur le nuage de poussière formé à  la suite de l’impact.
— Avec sa faible gravité, les particules très fines de la lune s’élèveront à des altitudes proche du diamètre de la lune, dans un sens la lune prendra deux fois plus de place dans le ciel !
Et tout le monde s’esclaffait.
Il y avait comme une espèce de transe partagée, la lune allait subir le plus gros impact de météore depuis sa formation, et l’humanité trépignait à  l’idée d’être témoin de cette violence. Ce sera spectaculaire, il concédait.
— Je trouvait ça plus spectaculaire quand on allait marcher dessus, là  elle va se faire caillaisser. Arnold adorait la lune, ce qu’elle représentait. Inatteignable à tous sauf à nos meilleurs explorateurs, à l’environnement profondément hostile et en même temps compagne de l’humanité depuis ses premiers pas sur Terre. Ce soir la Lune était l’acteur principal d’une scène qui le mettait mal à  l’aise, mais sa curiosité mal placée prenait le dessus.
L’alarme incendie retentit encore, 20 minutes avant impact. Ne sachant plus quoi faire, il se posa lourdement sur son canapé, les yeux rivés vers la TV.
— Evidemment, le fait que l’astéroïde soit dans l’ombre de la terre jusqu’à  son apparition devant la lune est un phénomène qui rajoute énormément d’appréhension à  l’événement, nous ne verrons l’action qu’au dernier moment !
— Nous rappelons que cet événement majeur en provoque d’autres : nous pouvons affirmer que la plus grosse migration enregistrée, et certainement de l’humanité depuis sa genèse, a eu lieu ce mois dernier. Pour faire court, 95% de l’humanité est actuellement situé dans un des pays en visibilité de la lune en ce moment même.
— Il est très excitant d’imaginer toutes ces habitations, villes, vides de population vous ne trouvez pas ?
— Ces temps sont extraordinaires en tous sens, vous avez raison…
Arnold restait songeur.
— Ces villes vides, ou remplis de pauvres et malades n’ayant pas les moyens se déplacer, très excitant en effet.


Il éteint la télévision d’un geste rapide, sa lunette ferait l’affaire. Ce sera plus sain de vivre ça sans commentaire. De retour devant sa lunette, il fit de plus en plus attention à  ne pas toucher la monture. Quand il ne resta qu’une minute, il alla ouvrir sa fenêtre. Il entendit hurler la foule commencer le décompte.
— Qui commence à 59 ? C’est trop long
Prenant son temps, il se réinstalla confortablement, et posa l’oeil.
— 22, 21, 20
Les gens commençaient à  taper des pieds, un vrombissement incroyable se fit ressentir. Arnold se demandait si l’immeuble allait tenir.
— 9, 8, 7, ...


Puis plus rien, tout s’arrêta.


L’astéroïde était visible, projetant une ombre massive sur la lune. La peur était palpable. On entendit les gens retenir leurs souffles, l’air était suffocant. Arnold fut comme tétanisé devant la vision, il voyait tout en détails, il était pris de sueurs froides. Cette forme arrondie, presque trop parfaite, apparaissait. Elle bougeait lentement, mais on devinait que l’impact serait d’une extrême violence. Les enfants se mirent à  crier, la luminosité liée à  la lune était bien plus faible. L’astéroïde était légèrement plus grise que la lune et possédait elle même des cratères. Il devait rester 2, 3 secondes avant l’impact. L’ombre se rapprocha dangereusement de l’astéroïde, signe que l’impact était imminent. Les gens ressentirent la même peur que nos ancêtres lors des premières éclipses, ils se sentaient impuissants devant ce phénomène naturel inarrêtable.


L’écran à  LED s’éteignit. Tout le monde cria. Tout le monde louperait l’impact. Puis un grondement, comme mille orages se leva au loin. La terre trembla. De plus en plus. Toutes les lunettes se désaxèrent devant les amateurs impuissants, Arnold fut éjecté de son siège et tomba par terre. Il ne comprenait pas ce qui se passait. Allongé dans le noir, s’agrippant à  une porte, il voyait la lune droit devant lui. Elle était floue, sa partie droite était floue, de la poussière. Les gens dehors criaient. Il avait loupé l’impact, les autres aussi. Dehors, tout était éteint. La foule courait dans le noir. Il devinait qu’ils couraient, et ils se piétinaient. Il entendait l’alerte incendie, elle ne s’arrêtait pas. La terre tremblait de plus en plus et ce bruit, on aurait dit qu’il y avait de l’orage sous terre. Puis il aperçu de la lumière dehors, orange tendant vers le rouge. Ce n’était pas les lampadaires, Arnold réussit péniblement à se tirer à la fenêtre et à se mettre à  genoux pour regarder.


Dans la pénombre, il ne songea même pas à  regarder en bas, l’horizon s’embrasait. Le soleil se levait sur la moitié de l’horizon, cela lui brula les yeux. Puis un énorme impact le rendit sourd, le sifflement dans ses oreilles lui procurait une douleur insoutenable, il en vomit. Il n’entendait plus rien, il rouvrit les yeux pour ne voir que du feu. Son toit avait disparu. Des boules de feu tombaient au loin, il faisait une chaleur insoutenable. L’horizon devenait de plus en plus intense, le ciel en devenait bleu jusqu’au zénith. Reprenant ses esprits il alla à  quatre pattes dans son couloir, les vibrations étaient trop fortes et il se prenait les murs.
Il ouvra sa porte principale, il y vit ses voisins. Leurs visages étaient blancs comme s’ils étaient déjà  morts. Ils se lancèrent dans l’escalier tête en avant. Arrivés en bas, membres cassés, ils finirent par pénétrer au sous-sol. La poussière tombait du plafond, l’immeuble ne tenait plus. Arnold s’effondra dans un coin, se cogna la tête contre le mur. Il ne sentait plus son bras. Il avait perdu son bras. Il pensa qu’il rêvait, ne voyait pas clair et n’entendait plus qu’un sifflement strident. C’était comme si on tapait au marteau contre son crâne. Il faisait noir, Arnold attendait de mourir. La vision de l’astéroïde dans sa lunette tournait en boucle dans sa tête, en accéléré, en arrière, en avant. Il devenait fou, puis il comprit.


Dans sa vision, la lune avait changé de couleur, il y voyait la terre.


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