Chassés Croisés
— Tu verras bien, la dernière fois il n’était pas si tard.
— Oui, enclenchant d’un doigt le mode automatique de son automobile.
— Je préfère quand même les soirées qui ne tirent pas en longueur, tu sais bien.
Détournant la tête pour vérifier l’angle mort, Elsa soupira.
— Ta patience légendaire, oui je la connais.
Le couple n’était pas dans son meilleur jour. Ils étaient tous deux dans leurs pensées. Le silence devenant pesant, Paul relança le dialogue.
— Tu ne sais pas : la dernière mise à jour de mon bolide à réglé un fâcheux problème !
Visiblement passionnée par le cours que prenait la discussion, Elsa réagit mollement.
— Mais tu vas me le dire ?
— Avant, il pouvait arriver que les phares ne s’allument pas automatiquement dans des endroits sombres, tunnels, parkings…
— Ça nous est déjà arrivé ? interrogea Elsa, n’ayant pas souvenir d’une expérience de la sorte.
— Non, mais ça aurait pu !
— Malheur, souffla Elsa, les yeux et mains vers le ciel.
— Mais les capteurs infrarouges ne suffisent-ils pas pour le guidage ? lui lança-t-elle, pas peu fière de s’être rappelé de ses premiers cours élémentaires, et surtout de la brochure commerciale qu’il lui avait agité sous le nez pendant plus d’un an.
— Bien sûr que si, mais pour le passager c’est tout de même plus agréable que de voir devant soi, non ?
Ils entraient dans un tunnel.
— Tiens, on va pouvoir vérifier ta mise-à-jour révolutionnaire! s’esclaffa-t-elle, d’un air moqueur. Les phares, comme prévu, s’allumèrent en concert de toute part du véhicule dès l’obscurité établie.
— Tada ! fit Paul.
— Tada ? On se croirait en 1900 quand nos ancêtres commençaient à faire joujou avec les ampoules, tu es un peu pathétique.
— Toi, tu serais blasée de la découverte de la téléportation, alors tu n’es pas une référence.
Le tunnel, creusé pour relier San Francisco à Sacramento, mesurait plus de cent cinquante kilomètres de long. La voute circulaire était équipée de spots répartis tous les cent mètres. Evidemment, leur couleur était variable et émulait l’heure de la journée.
Il avait été construit cinq ans auparavant, en même temps que son frère jumeau : Under-II. Pour des raisons qui échappaient à la plupart des personnes, les deux tunnels Under-I et Under-II furent construits l’un a coté de l’autre. La gestion du trafic en était grandement facilité : chaque tunnel pouvait être ouvert dans n’importe quel sens pour fluidifier le déplacement des usagers selon l’heure de la journée.
Ce soir là, les sens opposés étaient appliqués : les travailleurs rentraient chez eux via Under-I, tandis que les amateurs d’activités mondaines affluaient au centre le long de Under-II.
— Il m’a encore éclaté dans les mains, se désolait Jean.
— Il faut absolument que tu fasses une réclamation à la sécurité, tu vas finir par être grièvement blessé, tu as toujours eu de la chance jusqu’à maintenant.
— La sécurité n’ira jamais mettre le nez dans nos activités, rien n’est respecté si bas, même le taux d’oxygène ils s’en fichent.
Gianna laissa un long silence pour enfin éclater.
— Laisse toi mourir alors, tu seras déjà enterré si ça t’arrive là bas, en plus ce sera moins cher pour ta famille !
Gianna et Jean travaillaient tous les deux dans une des dernières usines où la main d’oeuvre humaine restait nécessaire. C’était une des seules activités où le besoin cognitif et le coût des machines étaient à peu près équivalents. Remplacer par des machines complexes ? Trop cher. Remplacer par des machines simples ? Trop lentes.
Jean pensait à leur destination.
— Tu as acheté de la Jusig pour ce soir ?
— Non mais il en reste de la dernière fois.
Puis, agressé par l’affichage bleu à LED au dessus de la route, Gianna s’excita.
— Tiens il y a un tunnel ouvert ce soir, passe par là !
— C’est bizarre, normalement ils n’ouvrent pas dans ce sens le premier mercredi du soir, c’est la maintenance du système informa—
— Discute pas, Gianna lui coupant la parole, ça nous fait gagner une demi-heure donc tu tournes s’il te plait.
Jean s’exécuta, ils entraient dans le tunnel.
Le voyant jaune du pilote automatique se mit à clignoter.
— Ça aussi c’est ta mise à jour — Gianna prit un air condescendant —, on a un mode sapin de Noël dans la voiture maintenant ?
Paul observa le voyant quelques secondes puis appuya prudemment dessus.
La voiture, voulant prendre part à la discussion, émit un son sous la forme d’une voix cristalline.
— Mode automatique désactivé.
Paul, toujours aimable avec ses machines commença à lui répondre.
— Je t’ai pas demandé de te désactiver, depuis quand tu prends des décisions toute seule ?
Il continuait à grommeler dans son coin, s’agitait et commençait à presser plusieurs fois le même bouton, sans grand effet.
— Tu vas avoir besoin d’une nouvelle mise à jour on dirait, chuchota Gianna à ses oreilles.
Une annonce dans le tunnel se fit entendre au volume maximum.
— Le mode automatique de tous les véhicules à été désactivé à distance pour cause de maintenance des deux tunnels Under, merci de bien vouloir terminer la traversée en mode manuel et réduire votre vitesse à trois cent kilomètres par heure maximum.
— Super, on était déjà en retard ! continua Elsa.
Paul avait à coeur de dédouaner son bijou.
— Tu vois c’est pas ma voiture qui a un problème, c’est le tunnel.
La plupart des voitures réduisaient déjà leur allure, sauf quelques casse-cous qui se sentaient capable de manoeuvrer à plus de six cents kilomètres par heure en manuel, prétextant la plupart du temps qu’en ligne droite il n’y a rien à faire.
— Dis, commença Elsa, les techniciens du tunnel.
— Oui ? répliqua Paul, s’attendant à une redoutable réflexion.
— Ça doit pas être des flèches, le tunnel est ouvert depuis trente minutes seulement et il font une maintenance maintenant, pourquoi il ne l’ont pas fait avant d’ouvrir ? s’étonna Elsa.
— Tu penses réellement que j’ai la réponse à cette question ?
— Non, je parle toute seule, ça m’occupe. Paul avait l’habitude.
Gianna rétorqua à l’annonceur invisible des tunnels, comme s’il pouvait l’entendre.
— Encore faudrait il en avoir un, de mode automatique ! Elle tenta de se calmer.
— Ils sont tellement dans leur monde avec leur tunnels de cent kilomètres et leurs lumières de toutes les couleurs qu’ils oublient que ça tombe en panne ces vieux algorithmes pourris !
— Au moins, Jean tenta d’apaiser Gianna, ils nous ont installé une version de secours.
— Un vieux machin qui fonctionne même pas la nuit, pour mille dollars ! Sans compter ce qu’ils vont nous prendre dès le mois prochain pour la révision. Arrête de leur trouver des excuses !
Elle colla son nez à la vitre, comme pour s’adresser au tunnel tout entier.
— Alors, elles valent plus grand chose maintenant vos belles autos dernière génération à accélération ultra-douce, manoeuvres d’esquive d’animaux sauvages ou je ne sais quelle autre connerie!
Toutes les autres voitures décéléraient.
Paul tenait fermement son volant. Tout comme Elsa, il détestait conduire. En plus d’être beaucoup moins sûr que le mode automatique, on ne pouvait rien faire en attendant ! Sa douleur fût de courte durée car les haut parleurs du tunnel se réactivaient à l’instant.
— Veuillez nous excuser pour ce désagrément, le mode automatique de vos automobiles va maintenant être réactivé.
Elsa souffla, comme pour relâcher la pression.
Ils arrivaient dans la section principale de tunnel, qui consistait en une massive ligne droite d’environ cent kilomètres. Cette particularité et la vue vertigineuse qu’elle offrait avait rameuté un nombre considérable de curieux lors de l’inauguration des tunnels.
Elsa regardait au loin. Peu de choses parvenaient à apaiser son esprit taquin, mais elle y concédait, cette rangée parfaite de spots avait sur elle un effet hypnotisant. Paul ne le savait que trop bien et profitait aussi de ce moment de répit.
Se sentant happée par un léger sommeil, Gianna sursauta et frotta ses mains contre des yeux. Elle fixa l’horizon de plus belle. Elle fronça les sourcils puis, penchant la tête vers Paul, l’interrogea:
— On dirait qu’ils ont rajouté des spots au loin, tu ne trouves pas ?
Paul, l’écoutant à peine, singea un froncement de sourcil pour finalement répondre.
— Pour être honnête, je ne connais pas assez bien le tunnel pour t’être utile.
Elsa restait dubitative, elle fixait ces nouveau spots de ses yeux noirs. Elle saurait bien assez tôt si sa vue lui jouait des tours.
Après quelques minutes, Paul reprit.
— Tu as peut-être bien raison finalement, j’ai l’impression de voir rangées de spots maintenant.
Les deux passagers fronçaient maintenant leurs sourcils.
— Des voitures.
— De ?
— Les lumières, ce sont des voitures! Freine !
Paul mis le pied au plancher.
— Ça répond pas, ça répond pas ! Il martela son poing sur le voyant jaune de l’autopilote.
Au loin, des lumières s’éteignaient. Tronçon par tronçon, l’obscurité remplissait le tunnel. En dix secondes, l’éclairage propre au tunnel était hors service. Les phares de chaque véhicule combinés assuraient une relative visibilité.
— Fais quelque chose ! hurla Elsa, on fonce tout droit sur d’autres voitures !
Paul ne répondait pas, il était comme tétanisé.
Gianna cria.
Elle se jeta sur le volant pour tenter de provoquer un tête à queue. Les commandes de directions étaient totalement neutralisées.
Jean prit son téléphone et essaya d’appeler la police. Le réseau, qui était habituellement parfait à l’intérieur du tunnel, lui refusait l’appel. Il répétait en boucle :
— Ils ont ouvert des deux côtés du même tunnel en même temps, quelle bande de cons, les cons !
Gianna ne l’écoutait même plus et continuait de s’affoler.
— Pourquoi ça ne répond plus ?! Eteint la voiture, fait n’importe quoi mais fait quelque chose je t’en supplie lança-t-elle, les yeux larmoyants.
A cette allure, il ne restait pas plus de deux minutes avant la collision des premières voitures en sens contraire.
Elsa, reprenant ses esprits peu à peu, commençait à penser à sa propre mort.
Paul, silencieux et tremblant, tenta un regard par la fenêtre. Il y croisa les yeux d’un homme qui aurait pu être son reflet. Dans la voiture voisine les visages étaient pâles et paniqués.
Plus aucun véhicule ne semblait répondre à leurs conducteurs.
Il leva les yeux pour réexaminer les faibles lumières qui lui faisaient face. Leur intensité augmentait à vue d’œil, il n’y avait pas de doute : les voitures d’en face s’approchaient à vive allure. Pendant qu’il fixaient ces phares lointains des yeux, certains commencèrent à disparaître.
Jean était au bord de la crise de nerf.
— Tu as touché aux phares ?
— J’ai rien fait ! Gianna commençait à hyper ventiler.
Les derniers phares des voitures de derrière s’était éteints. Plongés dans l’obscurité, il ne restait dans leur champ de vision que les lueurs menaçantes venant de l’autre bout du tunnel.
Elsa regarda dans le rétroviseur, les phares de voitures commençaient à s’éteindre. Elle devinait que les voitures poursuivaient leur chemin au vrombissement des moteurs toujours présent. Elle ferma les yeux pour sortir de ce mauvais rêve, quand elle les rouvrit aucune lumière n’arriva à ses rétines. Le noir complet s’était emparé du tunnel. Ce noir était d’une pureté rarement atteinte pour les habitués des environnements urbains. Cette sensation s’ajoutait à la peur de la collision, menant à son paroxysme l’anxiété de chaque passager.
On commençait à entendre la réverbération des moteurs d’en face. Ils ne devaient plus être très loin. Chaque seconde semblait s’étirer à l’infini, permettant le cheminement de milliards de pensées avant l’instant final. Le temps semblait flotter pour la plupart, privés de la vue et engourdis par l’unique son des moteurs, certains se sentaient déjà partis.
Un crissement insupportable se fit entendre. L’ensemble des voitures freinaient à l’unisson. Les mains sur les oreilles, Elsa ferma les yeux comme pour ne pas voir le danger, pourtant invisible. Dans un air suffocant de caoutchouc brulé, tous les véhicules s’arrêtaient. Les moteurs s’éteignaient.
On entendait des gémissements, des lamentations, des cris venant des voitures aux alentours. Les phares ainsi que l’éclairage du tunnel revint à la normal, éblouissant l’intégralité des passagers. Quand Jean réussit à supporter la lumière, il aperçut dans sa vision flou une rangée de véhicules face à lui. Il y avait à peine quelques mètres entre son pare-chocs et celui d’un camion devant lui, il regarda son conducteur.
Il voulait le prendre dans ses bras, puis senti les bras d’Elsa l’enlacer.
Jean et Gianna sortirent de la voiture, marchèrent quelques pas pour finalement s’allonger sur la route. Ils étaient vivants, il n’y croyaient plus.
Le lendemain, devant sa tasse de café qu’il tournait depuis cinq bonnes minutes, Paul peinait à ouvrir les yeux. Elsa rentra dans l’appartement, le journal local à la main. Elle le lança sur la table où Paul était accoudé.
Il y lit le gros titre : Cyber-Attaque des tunnels Under: un milliers de personnes otages d’activistes anti-progressistes. Il chercha les yeux d’Elsa.
Tout en marchant dans l’appartement, elle racontait.
— C’est la première intimidation de leur campagne, il prévoient d’exposer les failles dans toute la ville pour forcer les autorités à sécuriser les infrastructures.
— Tu veux dire qu’il y aura d’autres folies comme hier soir ?
— Oui, et ils prévoient bien pire, les avions par exemple.
— Mon dieu.
Il prit sa tête dans ses mains. Puis, alignant ses mains sur la table, il reprit d’un ton sérieux.
— Mais, maintenant qu’ils ont annoncé ça, la sécurité va être renforcée non ?
— C’est précisément leur objectif répondit-t-elle pensive, regardant à la fenêtre.
Paul regarda dans le vide tout en tapant rapidement du pied. Quand il leva la tête il trouva Elsa assise en face de lui.
Il osa demander.
— Ils recrutent ? Elsa sourit.
— Tu n’as pas regardé ton téléphone ? elle agitait le sien devant lui.
— Toutes les personnes du tunnel hier ont reçu le même message.
Paul alluma en hâte son téléphone pour y trouver une notification non lue. Il lu le SMS.
Chers terrorisés,
Hier, aurions-nous étés mal intentionnées, vous n’auriez pas connu aujourd’hui. Le laxisme législatif de notre état et la course aveugle au progrès ont permis l’existence de telles situations. Aujourd’hui vivants, choisissez la complaisance dans votre statut de victime impuissante ou participez activement à l’élaboration d’une société plus sûr pour tous.
Que vous choisissiez l’un ou l’autre, ne répondez pas à ce message. Nous savons où vous êtes, vous serez approchés dans les prochains jours pour votre éventuel recrutement.
En vous souhaitant une journée moins mouvementée qu’hier.
P.S. Evitez l’avion aujourd’hui, la météo n’est pas bonne.