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Cyber Anges Gardiens


— Combien de serveurs ?
— 14500, la montée en charge se passe bien.
— Débit de création ?
— On approche les un million par secondes, à ce rythme on devrait atteindre le milliard d'ici une semaine.
Igor se leva dans la salle obscure.
— Je le rappelle ici haut et fort, notre mission n'est un succès que si elle reste invisible. La moindre fluctuation du volume des traces qui n'a pas pour cause une de vos actions directe doit être interprétée comme une riposte de leur part. Pas de conneries. Les dix personnes de la salle restaient concentrés sur leurs écran respectifs.


Inès Hejkov rentra dans la salle, accompagnée de ses deux gardes du corps.
— Voilà la cavalerie, chuchota le voisin d'Igor.
Igor resta debout pendant qu'elle se dirigeait vers lui.
— Bon alors refaites moi le topo, j'ai pas que ça à penser.
Igor savait que cette incompétente n'était qu'un pantin parmi d'autres, totalement déconnectée des enjeux de son opération. En souriant, il expliqua.
— Les élections, vous le savez, auront lieu dimanche prochain. Il est irréaliste de penser qu'elles seront démocratiques. L'actuel gouvernement à la main mise sur l'ensemble des géants du numérique qui gèrent nos services quotidiens. Les vidéos que vous regardez, les articles que vous lisez, les publicités qui vous sont proposées : l'ensemble est assez facilement manipulable. Et il l'est.
— Ce n'est pas nouveau. répondit Inès d'un air hautain.
— En effet, ce qui est nouveau c'est que ces services n'étaient habituellement vendus qu'à des sociétés privées en quête de bénéfice, le bon vieux capitalisme en somme. Aujourd'hui, notre équipe à la certitude que le gouvernement profite de ces services, et les oriente selon ses souhaits.
— Cette information a été obtenue au prix fort, je vous le rappelle.
Inès détourna le regard.
— Notre avantage, continua Igor, réside dans le fait que le gouvernement ignore nos actions, ignore que nous existons, et ignore surtout que nous avons des preuves de leurs agissements. Déballer publiquement nos informations est aujourd'hui bien sûr impossible, aucun média n'échappe à l'indexation manipulée et massive d'internet. Cette censure, finalement, est invisible aux yeux de tous les citoyens.
— Mais vous avez une solution, vous, avec vos lignes de codes et vos lunettes de nerd.
Igor prenait ça comme un compliment.
— Nous manipulons le système qui nous manipule, et ce, sans que personne ne s'en rende compte.
— Ça me revient, avec vos histoire de fausses identités ?
La conversation fût interrompue par Mitchet, responsable des sondage réels. Il venait d'obtenir les estimations de la dernière campagne.
— 54.2 GOUV - 45.8 OPPO, +0.2% par rapport à hier.
Inès interpella Igor.
— L'opposition gagne 0.2% ?
— C'est ça, mais on reste dans la fluctuation statistique normale. L'impact réel de notre opération ne devrait se faire sentir que vers le milieu de semaine.
— Et donc... reprit Ines, tentant de se souvenir du fil de la discussion.
— Nous créons actuellement un million d'identités virtuelles par seconde et les faisons interagir sur l'internet publique. Visionnage de vidéos, lecture de blogs, commentaires vraisemblables, postes sur Facebook, Instagram.
Voyant les yeux d'Inès s'agrandir, il alla plus dans le détail.
— Nous générons ces identités comme des clones de citoyens ordinaires. Nous leur donnons la vue, les oreilles et la voix. Nos meilleurs modèles de synthèse de texte sont initialisés sur des publications authentiques de personnes réelles. Ces derniers sont capables de produire des millions de nouveaux commentaires, avec la même façon de penser que la personne originelle.
— Chacun de ces clones navigue sur internet de la même manière qu'une vraie personne, même temps sur les pages web, même mouvement de souris, même tentation pour les mêmes publicité. Leurs historiques Youtube sont très similaires, leurs données de géolocalisation sont injectées dans le système pour visiter les mêmes lieux. Ils possèdent et sèment naturellement leurs cookies de navigation et leurs adresses IP factices partout où ils passent. Pour résumer, ces bots reproduisent tout ce qui peut être enregistré et ingéré par les systèmes de recommandations manipulant l'opinion.


Il continua.
— Nous possédons et dirigeons une armée de personnes invisibles, ayant exactement les mêmes intérêts et comportements que nos citoyens.
— Invisibles ? Pas vraiment s'ils postent des commentaires et des photos.
Igor s'attendait à cette remarque.
— C'est bien en cela que nous manipulons le système, et non les gens directement. Il croisa les bras.
— Rien n'apparaît visuellement sur aucun site, ces gens n'existent pas et n'interagissent pas directement avec des humains, comme vous et moi. Ils n'apparaissent pas dans les bases de données utilisateurs, même s'ils produisent des données utilisateurs. Leurs traces, c'est tout ce qui importe. Chaque commentaire, habitude, comportement, sont méticuleusement stockés dans les bases de données de milliers de services, mais seulement dans la partie cachée de l'iceberg. C'est pour cela que depuis trois ans nos équipes ont crée et entretiennent des backdoors chez les plus gros acteurs de trafic internet, nous nettoyons partout derrière nous afin que seules les traces de passage restent, au format brut. Pour les plateformes web, aucune activité supplémentaire n'est visible à la surface. Ce ne sont que des bytes supplémentaires dans un océan binaire.
Il sourit.
— Ces données sont traitées continuellement par d'immenses modèles automatiques de recommandation, proposant aux utilisateurs du contenu semblable ou du contenu consommé par un utilisateur semblable. Inès l'interrompit.
— Attendez un instant, ces traces sont forcément visibles chez les services concernés, ils pourraient bien aller fouiller dans les bytes et observer des anomalies ?
— En théorie oui, en pratique personne n'est payé à regarder un flux continu de plusieurs petabytes par seconde. Ils font confiance à leurs modèles pour extraire l'information.
— Donc c'est ça que vous faites, vous voulez manipuler les recommandations des gens en les associant à ce que regardent vos bots ?
— C'est l'idée. Si deux personnes A et B sont similaires, le système de recommandation proposera à A le contenu consommé par B et inversement. A existe dans le vraie vie, nous créons B de toute pièce. Et, il laissa un temps d'arrêt, B ressemble beaucoup à A. Tout en lui faisait un clin d'oeil.
Puis, repensant au problème principal, Inès repris la parole.
— Mais ce système de recommandation ne se base pas uniquement sur les habitudes des gens, sinon il serait représentatif de la société, il est manipulé par le gouvernement.
— Oui, une sorte de pondération est appliquée au système de recommandation. Pour les responsable du système de recommandation, il s'agit de panacher la volonté du gouvernement et les réelles habitudes des usagers. Ce que souhaite le gouvernement c'est la mise en avant de certains contenus et la censure d'autres. Evidemment, le stratagème doit être savamment dosé. Assez pour manipuler l'opinion publique, pas trop pour éviter de semer le doute. N'oubliez pas, le gouvernement n'a besoin que d'une voix d'écart pour gagner, mais il veut être sûr à 100% qu'il maitrise cette voix.


— Et vous, comment comptez faire pencher la balance ?
— Notre armée de bots a commencé à infiltrer internet depuis quelque jours, nous allons progressivement augmenter leur nombre cette semaine. De cette sorte, nous espérons équilibrer la pondération en renforçant l'influence comportementale dans le modèle de recommandation.
— Je comprends pas bien. fit Inès, fixant les yeux d'Igor.
— Les services responsables de la paramétrisation des systèmes de recommandation, en lien avec l'état, ont déjà dimensionné la pondération optimale qui atteint le double objectif. Ils n'éveillerons pas les soupçons, mais cela suffira à manipuler les masses. Le calcul est assez simple, il dépend essentiellement du nombre utilisateurs actifs. Mais quand il l'appliqueront, elle sera largement sous-dimensionnée : ils n'auront pas compté nos clones. Quand le gouvernement tentera de manipuler l'opinion en proposant plus fréquemment du contenu biaisé à son avantage, l'existence cachée de notre armée de clones garantira des recommandations seines pour nos concitoyens. Vous l'avez dit : c'est comme une balance, avec d'un côté les contenus que le gouvernement veut vous faire voir, et de l'autre le contenu que monsieur tout le monde consomme. Aujourd'hui, pour continuer dans l'image, il observent une pomme de notre côté, avec cette information ils ont déjà calculé ce qu'ils devaient poser pour faire pencher subtilement la balance: une orange par exemple. Notre stratégie est de poser un objet invisible à côté de la pomme. Quand il vont appuyer de leur côté, nous serons plus lourd que ce qu'ils ont prévu, et il ne se passera rien. Le système de recommandation ne sera pas compromis.
— Je vous rappelle que tout ce théâtre se déroule en ce moment même, dans la semaine la plus critique de pré-élection où des millions de personnes effectuent leurs recherches politiques, s'informent et échangent. Vous savez les humains, vous comme moi, sommes beaucoup plus influençables que nous ne voulons l'admettre. Il est ridiculeusement facile de transformer un homme de doute en une machine à opinion. Il suffit de lui soumettre artificiellement une sélection bien adaptée et personnalisée de contenus, allant graduellement du neutre vers l'opinion marquée. Nos biais cognitifs font le reste.
Inès fit une pause, puis fronça les sourcils.
— Et ça va marcher ?
Igor, comme pour attester de sa légitimité de son opération, rassura Inès.
— Nous connaissons parfaitement ces modèles de recommandation, la moitié des gens présents dans cette salle ont contribué de près ou de loin à leur élaboration dans leur passé de recherche. Ces modèles algorithmiques sont sensibles, instables et réagiront positivement à nos injections d'habitudes. Le seul risque que nous courrons est que le gouvernement le remarque, modifie la pondération en riposte, ou supprime les traces de notre armée manuellement.
— C'est ça le gros compteur rouge au dessus de votre tête ? Le nombre de personnes virtuelles ?
— Oui, plus exactement c'est le nombre de personnes virtuelles dont les traces existent quelque part, sur internet. Une fluctuation par rapport au nombre attendu attestera de la suppression des contributions d'un de nos clones. A ce moment là, il faudra s'inquiéter.
— Un plan B si cela arrive ?
— Créer plus de clones, plus vite qu'ils n'arrivent à supprimer leurs traces.
— Espérons ne pas en arriver là.
Igor acquiesça.
Inès lui sourit, puis lui tourna le dos pour repartir d'où elle venait.


Une fois partie, Igor s'assit sur sa chaise et commença à taper sur ton clavier. Sans détourner la tête, il s'adresse à son voisin, Ivan.
— Demain 5 heures du matin, on arrête l'apprentissage temps-réel et on passe en mode boucle. Ils vont bientôt envoyer la sauce.
Igor savait que le gouvernement s'apprêtait à modifier la pondération drastiquement pour influencer les votants dans cette semaine de haute importance. Pour préserver la neutralité de son armée et éviter qu'elle s'emballe, il était nécessaire de s'assurer qu'ils ne soient pas eux même sensibles à la manipulation de masse. Pour se faire, les clones cesseraient leur apprentissage visant à singer leur homologues réels. Ils évolueraient en toute autonomie, reproduisant les comportements du passés en boucle. Les machines, dépourvus d'émotions et de biais cognitifs, resteraient alors insensibles aux suggestions biaisées du système de recommandation, ne pouvant les interpréter. Elle continueraient à fréquenter les mêmes sites d'information, à visionner les mêmes influençeurs, à partager les mêmes publications. En somme, elles reproduiraient —en boucle— les habitudes pré-élection. Grâce à ces cyber-ange gardiens, Igor espérait contrecarrer les tentatives du gouvernement visant à renverser les résultats de l'élection à venir.



Ivan fixait Igor. Il semblait vouloir dire quelque chose d'important.
— Igor, je ne crois pas à ta théorie.
— On en a déjà parlé mille fois, tu es sûr que tu veux la démonstration une n-ième fois ? Igor avait répondu comme à son habitude, avec son air confiant qui vous ferait douter de vos tables de multiplications.
— Ils sont sur le point d'appliquer la pondération, ils vont voir que rien ne se passe, que leurs sites n'ont pas plus de fréquentation. Ils vont augmenter la pondération en riposte, c'est évident. Pourquoi es-tu si confiant ?
Igor le fixa, puis acquiesça de la tête.
— Je voulais pas le dire devant l'autre greluche, il tourna son siège vers Ivan, ils sont malins, ils vont s'en apercevoir.
— C'est un plan suicide donc, ça ne va pas marcher.
— Ils vont le voir, Ivan, mais je te pose la question : vont-ils augmenter la pondération ?
— C'est la chose la plus évidente à faire quand on observe que son système ne fonctionne pas. On change les paramètres.
— Ils vont gueuler sur les ingénieurs, accuser les chercheurs, qui leur répondront que ce n'est pas logique. Ils vont les mettre tellement sous pression qu'aucun de leur cerveau ne pourra penser à une action extérieure. Comme des poules sans tête, ils augmenterons la pondération.
— On ne peut pas rivaliser au delà d'un certain seuil, tu le sais très bien, tu as toi-même mené le détail des calculs.
Igor regarda Ivan.
— Suit moi.
Igor se leva et marcha vers l'arrière salle.
— Ton portable et tous tes objets électroniques, sur la table.
Ivan s'exécuta. Igor lui fit signe d'entrer dans une salle étroite.
— C'est une cage de Faraday, donc tes objets n'auraient pas servi à grand chose. Mais on ne sait jamais.
— Pourquoi tu m'emmènes ici, qu'est ce que tu veux me dire ? la voix d'Ivan tremblait.
— On ne résistera pas à leur riposte.
— Je sais ! Mais tu ne voulais pas l'avouer il y a deux jours !
Igor regardait le sol.
— C'est le plan. Mon plan, pas celui des ONG qui nous financent et font les choses à moitié, pour ne froisser personne.
— Je.. Je ne comprend plus rien.
— Je n'ai confiance en personne, mais je vais avoir besoin de aide pour mener à bien ce plan.
Ivan hésita à répondre, puis réussit à monter la voix.
— Bon sang Igor, viens en aux faits !
Igor était calme et respirait lentement.
— En voyant que leurs actions n'ont aucune conséquence, ils vont augmenter la pondération. Il vont appuyer de plus en plus fort sur la balance. Plus fort qu'aucun des chercheurs ne leur aura conseillé. Certains lèveront l'alerte, ils seront virés. Le temps jouera en notre faveur, ils seront à cran. Ils vont s'asseoir de tout leur poids sur cette balance Ivan !
Igor rigola fort, toute la pièce résonnait. Ivan était apeuré.
— Ivan, ça va leur péter à la gueule. Il sorti une clé USB de sa poche.
— Sur cette clé, Ivan, il y a un exécutable. Je veux que tu le copies sur ton ordinateur et que tu le caches bien, je sais que c'est un jeu d'enfant pour toi. Quand je te ferai signe, tu le lanceras, sans poser de questions.
— Igor, il fait quoi ce programme ? Ivan reprenait ses esprits peu à peu.
— Il s'appelle monsieur_propre.sh et, pour faire simple, il supprime toutes nos identités virtuelles et leurs traces.
Ivan avait compris, Igor ne voulait pas se battre dans l'ombre contre un gouvernement manipulateur. Il voulait le dénoncer sur la place publique, l'exposer au grand jour, le ridiculiser.
— Quand tu le lanceras, on va donner un grand coup de pied dans la balance. Ils auront augmenté la pondération à un point déraisonnable, le système de recommandation n'aura jamais été aussi biaisé. A cet instant, il sera ridicule, écoute moi, ri-di-cule, de naviguer sur internet. Tout internet sera pro-gouvernement. Ton mur de recommandation youtube, Google Actualité, tes pubs, tes postes Facebook, tu seras en Corée du nord mon gars. Cela ne durera probablement pas très longtemps, deux ou trois minutes au plus. Quand ils s'en rendront compte ils pourront toujours changer la pondération, mais ce sera trop tard. Des millions de citoyens auront étés témoins de cette manipulation de masse. Après, on laisse le peuple faire.
Ivan sourit. Igor lui rendit.
— Au travail, fit Igor, se levant de sa chaise.


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