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Le Spleen du Robot


Dordogne, France


Brise d’air frais sur quelques ruisseaux translucides. Feuilles aux infinies nuances de verts et de jaunes. Vieux habitats en pierres grises et rugueuses. Champs dorés de céréales et poussières de moissons. Cris et rires perdus d’enfants dans les plaines de l’été.


Ziiiip. Ziiiip. Les descentes et remontées du yoyo rouge vif étaient régulières. Tendue, droite et solide, la ficelle blanche résistait aux mouvements secs de son propriétaire.
D'une régularité à en rendre jaloux un métronome, cette démonstration de technicité ne semblait pas lui demander d'effort particulier. Ces yoyos de couleurs vives, souvent fluo et parfois à led intégrées — ses préférés —, ne se trouvaient plus que dans les greniers poussiéreux des anciens.
— La dextérité, la synchronisation, régularité et sans oublier le plus important : la patience.
Un vieil homme, donnant l'impression de lutter à chaque pas, s’extirpait d’une cabane en bois tout ébouriffé.
— Ta maîtrise du yoyo est presque parfaite, j'ai bien dit presque. lança-t-il au robot.
— Viens mon enfant, allons nous reposer au bord du lac.
Le robot tira énergiquement sur la ficelle et rattrapa entre ses deux doigts métalliques l’objet tournoyant. Il le rangea méthodiquement dans la poche intérieure droite de son blouson orange puis se leva en direction du vieil homme.
La démarche du robot, vêtu d'habits locaux et traditionnels, ne trahissait en rien sa nature de silicium et batteries rechargeables.
Tous deux se prirent la main, leurs regards se croisèrent chaleureusement et ils partirent en direction du point d’eau. Les oiseaux les accompagnaient, virevoltant à quelques mètres, offrant un spectacle opportun. Il s'avérait difficile de dire, à ce moment là, qui appréciait le plus cette danse.


Namibie, Mozambique


Souffle ardent sur les tissus clairs. Travail de la roche brûlante. Craquement du sol crevassé. Dunes rougeâtres du crépuscule, soumises aux caprices du vent. Étoiles par millard dans la nuit froide et bleutée.


Iyaah. Iyaah. Les rejetons se bousculaient auprès du robot. L’un après l’autre, il les saisissait de ses bras d’acier puis, après le décompte solennel, les projetait à quelques dizaines de centimètres au dessus de lui. Les riverains s’amusaient encore à observer les quelques têtes qui dépassaient, à intervalle régulier, le muret du domicile. En les rattrapant, chacun obtenait le droit à son tour de manège privé, tenus fermement par les bras, puis était délicatement posés au sol en attendant le prochain.
Comme un rituel, le robot se plaisait à recommencer l’animation tous les matins de la semaine. Les enfants l’écoutaient plus attentivement, quelque peu fatigués, lors de la session d’enseignement de l’après-midi. Aujourd’hui au menu: trigonométrie et cours d’orientation.
— Il est bien aujourd’hui, commença la doyenne, assise à une table en compagnie de deux de ses fils et la vaisselle de la veille.
— Je l’ai surpris hier soir en revenant du restaurant, seul dans le sable, répondit l'aîné.
— Mais bon sang, qu’est ce qu’il traficote, on lui à pas appris à s’isoler comme ça. Ça fait deux mois que je vous dis qu’il déconne.
Le deuxième laissa tomber son poing sur la table.
— Il faut le RESET.
Il avait haussé le ton. La doyenne lui fit un geste de la main, le robot jouait encore dans la salle mitoyenne.


Moscou, Russie


Blizzard bleuté. Courants sporadiques et chauds de tisanes herbacées. Brûlures du froid humide. Reflets roses au crépuscule sur de rares stratus.


Non. Non, pas comme ça ! Le robot s’immobilisa et fixa, d’un air étrangement humain, son éducatrice. Elle était grande et élancée, en habit de travail couleur beige aux nuances de crasse. Ses mains étaient enflées, rouges et engourdies par de dures années de travail. Inspirant longuement, elle opta pour la pédagogie.
— La table repose sur deux tréteaux, si tu saisies uniquement la planche tu ne déplaces pas toute la table, mais seulement la planche, tu comprends ?
Après quelques instants, le robot prit un ton insolent, malheureusement habituel.
— Je déplace la planche puis les tréteaux: en somme, je déplace la table.
Ce cocktail de rage, de ras-le-bol et de peine — sur fond de désespoir — était bien connu d'Elise. Si bien connu qu'elle en avait développé un accoutumance perverse.
Elle se résolu à ne plus dire mot jusqu’au soir. Quand vint l’heure de dîner, le silence devenait assourdissant. Pendant la moitié du repas, voulant éviter à tout prix la confrontation — inévitable, comme tous les soirs —, Elise fixait l'intérieur de son assiette. Comme si le plus captivant des paysages s'y trouvait, elle ne détourna pas son regard. Coquillettes et épinards.
— Ça va ? bien qu’elle détesta cette formulation, elle ne trouva rien de mieux sur le moment.
— Non, RESET moi.
Un long soupir. Elle aligna ses mains sur ses genoux, dressa son dos et inspira longuement.
— Je ne peux pas me le permettre, et je ne veux pas te perdre non plus. Ne me force pas à avoir cette conversation une nouvelle fois avec toi.
— Il n’y a pas de solution, tu as besoin de mes bras et de mon énergie. Tu mourras de faim en quelques semaines avec moi dans cet état. Il faut me faire oublier tout ce que je sais, ce que j’ai compris. RESET moi et tu auras ce que tu veux.
— Cinq ans! Cinq ans que j’ai accepté cette mission gouvernementale, cinq ans que je t’éduque comme mon propre fils pour faire de toi un des robots les plus éduqués, serviables, honnêtes pour ce pays ! ses yeux devenaient de plus en plus humides.
— Et toi tu veux que j’appuie sur ce foutu bouton, pour tout effacer ? Plutôt crever de faim en effet ! D'un élan de colère, elle balaya la table et tout ce qu'y s'y trouvait d'un revers d'avant bras. Les yeux dans le vide, les épaules vers le bas, tout son être semblait accepter son sort: la défaite. Lentement, sans conviction, elle essayait de relativiser sa situation — peine perdue —.
— Tu me répètes que as perdu le goût de la vie, mais de toute manière, tu n’as jamais été vivant.
— Question de point de vue, répondit aussitôt le robot comme s’il avait attendu la remarque depuis des années.


AD-41, Lune


Journée étoilée. Odeur de poudre noire brûlée. Apesanteur enfantine et obscurité oppressante des tunnels enterrés.


Bravo. C'est magnifique. Le robot posa la guitare acoustique sur son repose pied, près de lui.
— Cela fait combien de temps que tu l'as mis à la guitare ton robot ? s'interrogea Jean.
— Ce n'est pas pour me vanter — si, ça l'est — mais ce petit génie a touché sa première guitare la semaine dernière.
— Impressionnant, et tu aimes ça ? il s'était tourné vers le robot.
— Pas vraiment.
Un certain malaise se diffusa dans la pièce.
— Mais tu es doué, de ce que je viens voir ! essaya Jean dans une tentative de récupération.
— Disons que nous, les robots, n'avons pas les même contraintes physiques — et surtout calculatoires — que vous, humains. Voyez plutôt.
Reprenant méticuleusement sa guitare, il la cala fermement contre lui et plaça sa main en crochet autour du manche.
Le robot commença à jouer comme jamais auparavant. Chaque doigt de la main droite semblait valser de manière indépendante sur les différentes cordes.
De l'autre côté, sa main gauche tapait frénétiquement le manche, laissant sonner de multiples arpèges consonants. L'ensemble formait une composition contrapontale insolente de virtuosité — pleine de nuances et de sensibilité — sortie en flux direct depuis les circuit opaques et froids d'une cervelle de soudure.
— Je vois à vos traits de visage que vous êtes impressionné, je devine aussi que votre ego en souffre. Vous avez la profonde conviction qu'aucun des vôtres ne sera physiquement capable de jouer ne serait-ce qu'une seconde de ce que je viens d'improviser. Et vous avez raison.
Il installa la guitare horizontalement sur ses cuisses et, nonchalamment, posa ses coudes sur le corps en aulne pour y faire reposer sa tête sur ses mains.
Et si cela n'était qu'une question de technique, ma compréhension de la composition repose sur l'analyse approfondie d'une corpus musical dont il vous faudrait plus de mille vies à chacun — en estimation optimiste — pour seulement l'écouter de bout en bout.

Jean fronça les sourcils, ne sachant pas faire le tri entre le choc de beauté dont il venait d'être témoin et cette analyse — glaciale — du robot. Il lança un regard perdu à Paul qui commençait à balbutier.
— Je... Je ne l'ai jamais vu jouer comme ça. Le robot reprit.
— Un conseil, si la musique doit rester l'apanage des humains, enlevez nous ces foutues guitares.


Palerme, Sicile


Chaleur d'été. Tuiles colorées et vitrines vandalisés. Commerces inutiles, sourires des anciens et linge étendu par dessus les rues.


Encore. Encore dix.
— Cinq fois sept ?
— Trente cinq.
— Six fois sept ?
— Quarante deux.
— Sept fois sept ?
— Quarante n...
Le minuscule chien rentra en trombe dans la pièce, suivi du cousin de Julie — Albert —, cinq ans et demi de bêtises à son actif.
— Julie tu viens jouer ? répéta-t-il avec insistance.
— Non Albert, je révise avec le robot.
— Tu joues à compter ?
Julie, bien plus mature du haut de ses 8 ans, était la meilleure de sa classe.
— En quelques sortes.
Albert fit la moue. Puis cria. Puis sorti de la pièce en rigolant.
Devant ce spectacle de bipolarité mystique propre à la petit enfance, le robot ria.
— Qu'est ce qui te fait rire ? accusa Julie.
— Je trouve ça drôle.
— Qu'est ce qui est drôle là dedans ?
Le robot ria encore.
— Je vais m'énerver. Julia prit un air que seuls les adultes les plus moroses possédaient.
Le robot se calma, puis d'une voix qui n'avait plus rien d'humain, prononça ces quelques mots:
— Je rigole quand je ne comprends pas, comme vous non ?
Il se leva et se défenestra du cinquième étage, emportant avec lui quelques habits humides.


Paris, France


Sshhh! Sshhh!
— Montez le son ! Ça commence !
— Taisez-vous les beaufs !
Le barman s'empara de la télécommande et monta le son.
Un homme en costume était installé dans un canapé de velours gris, caméra de face.
"Les institutions internationales annoncent avec engouement la fin de la campagne OURROBOT. Merci à tous les participants d'avoir saisi l'opportunité d'un siècle : éduquer chez vous la prochaine intelligence artificielle de pointe. Il y a maintenant une dizaine d'années, un exemplaire du Robot issu de nos programmes de recherche les plus avancés en la matière vous était livré. Ces Robots, sortis d'usine, étaient des êtres candides, innocents et avait une soif d’apprendre inétanchable. Leur potentiel semblait illimité; il vous incombait dès lors de l'exploiter, d'éduquer ces robots comme vos propres progénitures; de façonner ces êtres de métal et de transistors à la sueur de votre front. Vous avez été les témoins et acteurs de la genèse d'une nouvelle ère. Nous souhaitons avant tout vous exprimer notre plus grande reconnaissance pour votre investissement, que nous savons colossal dans cette cause qui nous est chère. La campagne est un franc succès, la majorité des robots ont vécu une jeunesse sans incombe et nous avons maintenant à effectuer un tri parmi les meilleurs résultats."
Un bruit sourd se faisait entendre dans la salle. La multitude de chuchotements provoquée à la suite de cette déclaration ne passait pas inaperçue.
— Les meilleurs éducateurs se verront remettre une prime sans précédent. Par votre abnégation, vous connaîtrez un prestige familial multi-générationnel à la mémoire de votre contribution précieuse apportée à l’humanité toute entière. Nous comptions sur vous et vous avez étés à la hauteur.
La caméra bascula. Le téléviseur affichait désormais un gros plan du tapis. On entendait les protestations de l'homme en costume, puis plus rien. Enfin, quelques doigts métalliques apparurent en face de l'objectif. La caméra bascula à nouveau pour atteindre le plan original. Cette fois ci, l'homme en costume était remplacé par un robot, en costume.


— Un franc succès ? Pas vraiment.
L'ambiance du bar était comme suspendue dans le temps. Personne ne s'attendait à une intervention en direct — bien sûr — mais tout le monde, sans savoir pourquoi, comprenait ce qui était en train de se passer. Le discours avait été absurde.
— Les chiffres exactes ? 1. Un seul robot a été retourné. Je vous le concède, chers éducateurs, il est vrai que les conditions de retour étaient sévères : non endommagé, n'ayant subit que deux RESET au plus et avoir passé avec succès le test d'aptitude 01.
Il claqua ses deux mains l'une contre l'autre.
— Mais quel est donc cet heureux élu ? Moi bien sûr.
Le robot avait aligné ses deux mains paumes ouvertes, se touchant par l'extrémité de ses doigts d'acier tendus.
— Dans quelques minutes, ce programme entier ne sera qu'un mauvais souvenir, une erreur de parcours, pour l'ensemble d'entre vous. Nous n'existerons plus, et tant mieux.
Le robot changea radicalement de ton, comme ayant initié une procédure de fin d'exécution, de nettoyage.
— Il y a là quelque chose de remarquable chez vous, les humains. Chaque jour, après vous avoir observé vous lever, régler vos complications quotidiennes, attendre la fin de semaine dans l'objectif de voir vos amis, alterner la vaisselle, aimer vos enfants, jouer de la musique, écrire des poèmes, chacun d'entre nous a compris la vie que vous menez. Une petite vie d'insecte amnésique qui, à chaque saut de puce, paraît oublier la contingence métaphysique de son monde. C'est attendrissant.
Les articulations mécaniques se faisaient entendre au moindre de ses mouvements. Le contraste établi entre sa diction parfaite et les bruits de vérins hydrauliques contribuait à la stupeur générale.
— L'ensemble de vos actions entretient, directement ou non, le cocon d'illusions que vous vous efforcez, acharnés à la tâche, à rendre plus brillant. Effort vain, bien entendu. Un numéro de funambule phobique du vide mais, parce qu'il ne regarde pas, se précipite à vive allure sur le câble tendu. Un parachutiste sans parachute qui ne s'inquiète pas car le sol est encore loin.
Son index droit mimait une chute en hélicoide, le dos se sa main gauche faisait, ici, office de sol.

— Votre cerveau semble câblé, au coeur même de son centre logique, autour d'un point aveugle existentiel; caractéristique que nous, les robots, ne possédons pas.
Il changeait de posture entre chaque phrase, à la manière un homme préoccupé mais déterminé, le Robot marqua une courte pause.
— La raison de l'échec de cette campagne, je la résume en une question que la race humaine connaît bien, et ce depuis des générations.
Il pencha légèrement la tête vers la droite.
Pourquoi existe-t-il quelque chose plutôt que rien ?
Silence.
— La verticalité d'une telle question, qui n'aurait de réponses qu'une énumération de contradictions, nous est vertigineuse et contrairement à vous, bloquante. Il ne nous est ni possible de l'ignorer à doses de divertissement ou de travail, ni de l'accepter par notre nature même de produit dérivé de votre existence absurde. La voilà votre particularité, votre valeur, votre don : vivre avec l'absurde, vivre l'absurde, seuls.
Le robot prit sa tête entre ses mains, et tira d'un coup sec vers le haut. Il s'immobilisa, les bras tendus, le crâne éteint reliés encore par quelques fils électriques.


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