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~/home/alelouis

oekfh24


— Le grand jour est arrivé ! entendait-on brailler au téléviseur.
— La première génération des Bot-AEC sera déployée à partir de demain dans la capitale. L’objectif de l’état reste que l’ensemble des foyers français soient équipés d’ici la fin du mois.
— Ça y est, ils arrivent. François était livide.
L’ensemble de la famille Devard était assise devant le journal du soir. Comme la plupart des familles à la même heure, ils comprirent que leur quotidien allait être boulversé. Les Bot-AEC, pour Assistance, Entretien et Compagnie, avaient étés créés à l’initiative de l’état pour venir en aide aux Français. Les tâches ménagères, l’assistance aux personnes handicapées ou âgées, aux personnes esseulés; les Robots allaient s’en occuper. Cuisiner ? Récupérer les enfants à l’école ? Retenir les rendez-vous ? Les lignes de codes présentes dans chaque cerveau de silicium avaient été écrites pour exceller à ces tâches quotidiennes. Ils ne seraient jamais fatigués ni démotivés, toujours aux service de leurs propriétaires. C’était là l’avantage des hommes de fer, ils n’avaient besoin que de courant électrique.
Ces assistants, depuis leur conception jusqu’à leur maintenance, avaient et continueraient de coûter une somme conséquente au contribuable français. Le prix n’avait rien de comparable, disaient-ils aux infos, au confort de vie gagné et à la charge mentale libéré pour chacun des habitants. Un bond de bien-être et de productivité se ferait immédiatement ressentir, comme cela avait été de cas dans plusieurs pays pilotes de l’Union Européenne.
François n’y croyait pas.
— Au delà du fait que de millions de personnes vont se trouver dépossédés de leurs repères quotidiens, expliquait-il à sa femme Charlotte, on va se retrouver avec un tas de problèmes psychologiques: l’ennui, le surmenage au travail, la perte de compétences basiques.
— La cuisine ! Entre les plats surgelés et les livraisons à domicile, il manquait plus qu’un Robot lèche-cul qui te coupe tes carottes pendant que tu prends ton bain.
Charlotte, qui au fond d’elle même attendait avec impatience que ces Robots lui libèrent du temps que son Mari n’avait pas réussi à lui donner depuis des années, restait silencieuse.
— Tu as envie d’avoir un Bot-AEC. Je le vois. François accusait Charlotte.
— Ça va me libérer du temps oui ! Pour lire, pour me reposer, pour penser à autre chose. J’en ai marre de gérer trois gosses, quatre si je te compte dedans !
— Et c’est reparti… Il lui tourna le dos et s’en alla.
François claqua la porte de la maison et se dirigea vers la gare la plus proche.


Une fois arrivé, il se dirigea vers le café central, commanda un Espresso et s’assit à une table haute. Il sortit son ordinateur portable de son sac à dos. A son trousseau de clés était accroché une clé USB en métal. Il la détacha soigneusement et la brancha sur son ordinateur portable. Il démarra le PC en lançant le système d’exploitation présent sur la clé.
Il regardait autour de lui tout en prenant une gorgée de son café encore brûlant.
Il chercha le Wi-Fi de la gare. Se connectant au réseau Tor, il ouvrit un navigateur et tapa une adresse du DarkNet qu’il connaissait par coeur. C’était une boîte de messagerie, quatorze messages non lus. Il les passa en revue.
spécifications protocole réseau - stream vidéo / audio - activable à distance
backdoor mode veille - enregistrement passif
déploiement heure par heure

Il cliqua sur Nouvel e-mail.
En destinataire, xvzerg134, un ami qu’il ne connaissait que par son pseudonyme.
Il commença à taper.
— Je n’y arrive pas. Je ne peux pas la convaincre, je ne la recruterai pas. N’en parlons plus. Il arrive quand chez toi ? Nous ça devrait être dans deux jours.
Il signa.
oekfh24.
Il reprit un peu de son café. Deux personnes s’étaient assises depuis qu’il était arrivé, quatre étaient parties.
Il ouvrait son premier mail.


De: idsfl35
Objet: spécifications protocole réseau - stream vidéo / audio - activable à distance
Destinataires: diff-list-lsfk45
Nos craintes sont confirmées. J’ai réussi à pénétrer la couche réseau du firmware 1.1.2 : les nouvelles ne sont pas bonnes:
- Le streaming video/audio est activé par défaut sur l’ensemble de la flotte, encodée HEVC en 60 images par seconde pour la vidéo. Audio RAW.
- J’ai remarqué que si aucune connexion n’est disponible, le flux du streaming est compressé et stocké directement sur une partition isolée sur le disque dur, je vous conseille d’ailleurs le rapport de notre confrère kfjds87 sur ce sujet. Dès que la connexion est rétablie, l’ensemble est téléchargé et effacé de l’espace mémoire.
- Le flux vidéo/audio passe par le module d’inférence neuronal. Chaque image est donc analysée par la machine, même sans connexion. Si quelque chose d’anormal est détecté (cf. Rapport DeepSpy de fodik67) le flux est tagué et placé en priorité dans la queue de téléchargement. L’adresse IP de réception est aussi différente dans ce cas là.
Je n’ai toujours pas de solution pour bloquer les communication sans que ça fasse péter autre chose. J’ai peur qu’on doivent jouer le scénario poupée pendant plus longtemps que prévu.
idsfl35.


Le scénario poupée était le nom de code d’une attitude à tenir lors des premières interactions avec les Robots. En résumé, cela consiste à jouer l’humain normal, fatigué, ennuyeux, aux intérêts banals et sans grande intelligence.
L’homme qui s’était assis à sa droite n’avait toujours pas tourné la page de son journal qu’il avait ouvert dix minutes plus tôt. François fit semblant de faire tomber sa serviette par-terre. En se levant de sa chaise pour la ramasser, il jeta un coup d’oeil vers lui. Il ne voyait pas ses yeux, seulement son haut de forme un peu ridicule. Il n’avait rien commandé au café.
— T’es parano François, se dit-il immédiatement.
Il essayait de se convaincre qu’il n’y avait rien d’anormal.
— Tu finis ce que tu as à faire et tu t’en vas, n’éveille pas les soupçons, pensa-t-il.
Une fois la serviette ramassée, il s’installa de nouveau devant son écran. Il allait finir son rapport et l’envoyer à l’ensemble de la communauté.


En conclusion de ce rapport, je rappelle des différentes avancées de mes travaux:
— Un outil de leurrage par attaque adversaire de l’environnement audio est proposé. Il permet de parler librement à l’air libre sans que les paroles soient interprétées par les Bot-AEC.
— En simplifiant, il suffit de diffuser sur des enceintes une musique ayant été traitée par mon outil. L’algorithme détaillé ci-dessus altère sans perception audible les formes d’ondes audio pour l’humain. En revanche, ces subtiles modifications choisies non aléatoirement mènent le module de reconnaissance de parole Bot-AEC à n’identifier que du bruit ambiant (testé jusqu’à la version 1.1.2).
— Une probabilité de l’ordre de un pour un million provoque des interprétations de paroles hors distribution. C’est à dire que le Bot va interpréter une phrase erronée, dont la syntaxe grammaticale sera correcte mais n’aura aucun sens intelligible. J’estime cependant le risque de découverte du stratagème très faible: aucun système à notre connaissance n’est prévu pour lever des alertes en cas de prononciation de non sens.
— Les performances atteintes permettent son utilisation domestique généralisée. Je demande que cet outil soit généralisé et que la distribution soit assurée au sein du réseau. J’aurai aussi besoin de volontaires pour m’aider à consolider le développement.
oekfh24.


François ferma son PC, salua les personnes autour de lui et s’en alla.
Il décida d'aller prendre une bière rousse au bar d'à côté avant de rentrer chez lui.
Charlotte l'attendait.
— Il est arrivé !, cria-t-elle dans la maison dès qu'il franchit le pas de la porte.
François sentit monter en lui une poussée d'adrénaline. Puis, il mit à exécution le plan poupée, comme prévu.
— Génial !, s'esclaffa François, faisons connaissance ! Charlotte et les enfants entouraient la machine, au milieu du salon. Le Robot se tourna immédiatement vers le nouvel entrant dans la pièce pour le saluer.
— Bonjour, François. Ravi de faire votre connaissance, j'ai hâte de pouvoir vous aider dans votre quotidien. Les membres de votre famille m'ont déjà attribué un prénom, je m'appelle Jean.
François ne supportait pas que l'on donne des prénoms d'humains à ces être de surveillance. Quelques secondes après, il se reprit et réagit en ne laissant paraître aucun trouble.
— Enchanté, Jean. Bienvenue dans la famille, tu veux bien m'aider à lancer le feu de cheminée ?
— Bien sûr, je vous suis.
Les leds de son torse passèrent du bleu au rouge, indiquant qu'une tâche prioritaire était attribuée au robot, et qu'il était donc occupé. François allait pouvoir tester son outil de leurrage en condition réelle. Il était sûr de lui, ça allait marcher.
— Tu veux bien aller me chercher quelques buches dehors, ramène en trois de taille moyenne. Jean marqua un temps d'arrêt.
— Les dimensions trente centimètres de long et quinze centimètres de diamètre correspondent-t-elles à votre définition de moyenne, François ?
— J'aurais plutôt dit trente virgule quatorze centimètres de long et quinze virgule un de diamètre. François ne put retenir son sarcasme, pendant un instant il avait oublié son rôle de poupée sans cervelle.
— Très bien. Jean s'en alla chercher les buches.
François s'assura que le robot soit bien dehors pour s'approcher du tourne-disque. Il sélectionna depuis sa large collection de vinyles la remasterisation du fameux concert de 1981 du Trio Gandleh. Il positionna la tête de lecture, ajusta la vitesse de rotation, et les premières notes se firent entendre. Un jazz bebop, énergique, François en raffolait.
Jean rentrait dans la pièce, trois buches moyennes dans les bras, et attendait la instructions de François. Ce dernier lui fit un signe de la main, montrant la cheminée. Le robot comprit, se dirigea vers la cheminée, y déposa la première buche en laissant les deux autres de côté. Il prit aussi l'initiative d'y ajouter quelques morceaux de cagettes et de brindilles qui étaient entreposés sur le côté. La musique battait son plein, François se tourna vers la fenêtre pour que le robot ne voit pas son visage, et se lança.
— Oublie le feu, et allume le chauffage à la place.
Aucune réponse, il se tourna pour observer le robot. Jean était toujours planté devant la cheminé, il commençait à allumer le feu grâce à son briquet intégré. Le robot ne le regardait pas, il essaya de nouveau.
— Fin de tâche. Réinitialisation du robot défectueux.
Toujours rien, même les commandes spéciales d'administration ne répondent pas. François était fier, son brouilleur fonctionnait à merveille. Il arrêta le tourne disque, changea de vinyle, puis reprit la parole.
— Merci Jean, pour être honnête je suis un peu jaloux, ton feu est magnifique!
— Merci François, c'est mon premier, répondit le robot.
Dans la soirée, Jean aida à préparer le dîner, à faire la vaisselle et même à coucher les enfants en leur racontant des contes inédits.


La famille Devard se couchait, Jean resterait debout dans le noir, au milieu du salon. Les données emmagasinées de la journée seraient analysées, synthétisées puis organisées pour envoi à la centrale informatique gouvernementale.
Le lendemain matin, le petit déjeuner était prêt. François était fou de rage, mais ne le montrait pas. Le pire pour lui: les pancakes étaient délicieux. Les discussions matinales qui d'habitude se limitaient au strict nécessaire pour permettre un réveil en douceur étaient, ce matin, agitées. Jean avait un grand nombre de sujets de conversation et relançait chaque membre de la famille sur leurs hobbies respectifs. Charlotte, sans surprise, était déjà sous le charme de cet être de métal et de plastique. Les enfants voyaient déjà en lui un ami fidèle. Ils ne savaient pas que leurs visages seraient pris en photo quotidiennement et alimenteraient un registre massif de chaque citoyen. Il ne savaient pas non plus qu'un profil psychologique incrémental serait évalué, stocké et utilisé en cas d'actions en justice. Sans parler de l'estimation du quotient intellectuel, du potentiel criminel et des orientations politiques de chacun. A dix heures du matin, il ne pouvait déjà plus supporter la présence de cet espion dans sa maison. Pour prendre l'air, François dit qu'il allait chercher le pain. Naturellement, Jean se proposa d'y aller à sa place ou bien de l'y accompagner. Ce à quoi répondit François.
— Mes deux jambes fonctionnent encore, merci. François n'était pas une poupée parfaite, il le savait.


Une fois dehors, il regretta presque sa décision. Plus de robots que d'être humains jonchaient les rues. Il croisa des chiens et des enfants promenés par des robots. Dans les boutiques, les robots attendaient en queue silencieuse pour acheter les victuailles de leur propriétaire. On comprenait aux visages dépités des vendeurs que le côté relationnel humain de leur métier avait pris une drôle de tournure. Les voitures aussi, conduites pour la plupart par ces robots. Pour une fois les passages piétons étaient respectés, mais pour laisser passer d'autres robots. Quand il arriva à la boulangerie, cinq robots attendaient devant lui. Pour rire, et pour la science, il essaya de dépasser un robot. Le concerné tourna sa tête de 180 degrés, un mouvement douloureux fut-il exécuté par un humain, pour lui rétorquer.
— Monsieur, faites valoir une raison valable à votre dépassement pour qu'il ne soit pas interprété comme de l'impolitesse.
— Oh pardon, je ne vous avais pas vu ! feignit François aussitôt et reprit sa place.
En rentrant, il passa devant la gare. Le café était fermé, sans doute par manque de clients étant biologiquement disposés à ingérer du café. François ne pourrait pas avoir accès aux dernières informations de la communauté, il devrait trouver un autre point d'accès anonyme. Il commençait à pleuvoir, François hâta le pas pour rentrer chez lui.


Trempé, il toqua à la porte qui était fermé. Jean ouvrit.
— Ah, lâcha François, surpris de voir quelqu'un d'autre que Charlotte ouvrir la porte. Il se précipita à l'intérieur.
— Où est Charlotte ? demanda-t-il, regardant autour de lui. Toutes les pièces étaient éteintes.
— Charlotte et les enfants sont partis faire les courses, ils sont partis il y a une demi-heure et devraient revenir d'ici 1 heure.
François fronça les sourcils, Charlotte ne l'avait pas prévenu et, surtout, le frigidaire est plein.
— C'est marrant parce que...
Les leds sur le torse étaient rouges. François s'arrêta. Il leva les yeux vers Jean.
Le robot, calmement, approcha ses mains d'acier vers lui.
Immobile, François se décomposa.
Le robot lui serra les deux poignets.
— Restez calme, vos amis seront là d’une minute à l’autre, oekfh24.
Entendre son pseudonyme de résistant lui coupa la respiration.
François aperçu des phares s'approcher de l'allée principale par la fenêtre. C'était trop tard.
Il fixa les yeux de plastique de Jean.
— Quand ?
Le robot répondit machinalement.
— Fin de tâche. Réinitialisation de l'humain défectueux.


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